Vingt-quatre

Le temps s’était nettement dégradé lorsque Marguerite et Tess arrivèrent à la maison avec Chris. Cela vaut peut-être mieux, se dit celui-ci. Cela dressait une barrière supplémentaire entre Marguerite et Ray. S’il venait chercher sa fille Tess – ou avec des idées de vengeance en tête –, la neige devrait au moins le ralentir.

Les larmes versées par Tess après le coup de fil de son père avaient cédé la place à un hoquet soutenu, et Marguerite mit le bras autour des épaules de sa fille au moment de la faire entrer dans la maison. La fillette se débarrassa de sa parka et de ses bottes avant de se précipiter sur le canapé du salon comme sur un radeau de sauvetage.

Marguerite activa le verrou électronique de la porte. « Mieux vaut mettre aussi le mécanique, estima Chris.

— Tu crois que c’est nécessaire ?

— Je crois que c’est plus sage.

— Tu ne deviendrais pas un peu parano ? Ray ne se…

— On ignore ce que Ray pourrait faire. Ne prenons pas de risques. »

Elle actionna le verrou mécanique et rejoignit sa fille sur le canapé.

Chris lui emprunta son bureau afin d’imprimer les documents que Sue avait transférés sur son serveur. Il n’y avait pas de fenêtre dans la pièce, mais il entendait le vent se déchaîner à l’extérieur, faire levier sur la gouttière tel un homme avec un couteau émoussé.

Chris songea au comportement de Ray sur scène. Sa priorité avait été de se moquer de Marguerite, de l’humilier, ce qu’il avait fait de manière plutôt intelligente, en déguisant sa colère, en la contrôlant. Pour un type comme Ray, tout reposait sur le contrôle. Mais le monde regorgeait d’insolence ingérable. Ce qu’on attendait ne se produisait pas. Les épouses désobéissaient puis vous abandonnaient. Vos théories se révélaient fausses.

On fouillait votre bureau.

L’important, dans ce petit effondrement de Ray, se dit Chris, c’est qu’il met en évidence un effilochement plus profond. Les gens comme lui souffraient de fragilité émotionnelle, et c’était ce qui faisait d’eux des tyrans si efficaces. Ils vivaient juste au seuil de la rupture. Et le franchissaient parfois.

L’imprimante éjecta les documents, la trentaine de pages dérobées par Sue. Le trésor de Ray, pour ce qu’il valait. Chris s’assit et se mit à lire.

 

Marguerite passa la fin de l’après-midi en compagnie de sa fille.

Tess s’était bien calmée une fois à la maison. Mais son angoisse crevait toujours les yeux. Depuis qu’elle s’était recroquevillée sur le canapé pour s’emmitoufler dans un édredon comme dans un châle de prière, elle ne quittait plus des yeux l’écran vidéo. Télé Blind Lake diffusait de vieux téléchargements des fasters, une émission pour enfants que Tess ne regardait plus depuis ses six ans. Elle avait augmenté le volume pour noyer le bruit du vent et celui de la neige dure qui crépitait contre les fenêtres.

Marguerite resta presque tout le temps assise à côté d’elle. Elle aurait aimé savoir la teneur des documents que Chris imprimait et lisait, mais rien de tout cela ne lui paraissait urgent pour le moment, ce qui pouvait sembler étrange. Quelques heures durant, le monde resta suspendu entre obscurité et véritable nuit, dorloté dans la tempête de plus en plus forte, et elle n’eut d’autre besoin ou envie que rester blottie sur le canapé avec Tess.

Peu après 17 heures, elle alla dans la cuisine préparer le dîner. De la neige s’était entassée derrière la fenêtre au-dessus de l’évier, la rendant opaque comme un hublot de navire submergé, et on ne voyait à l’extérieur que de vagues formes en mouvement sous une immense pression d’obscurité. Se pouvait-il vraiment que Ray vienne essayer de lui faire du mal ? Par ce temps ? Elle supposa toutefois qu’une personne sur le point d’accomplir un acte affreux ne le remettait pas à plus tard à cause de la neige.

Tess la rejoignit dans la cuisine et s’assit sur une chaise pour regarder sa mère couper des poivrons jaunes destinés à une salade. « Chris va bien ? demanda-t-elle.

— Bien sûr. Il est juste en haut en train de travailler. » De s’entretenir au téléphone avec Élaine Coster, la dernière fois qu’elle avait jeté un coup d’œil.

« Mais il est toujours dans la maison ?

— Ouaip, il est toujours là.

— Tant mieux. » Elle semblait sincèrement soulagée. « C’est mieux quand il est là.

— Je trouve aussi.

— Combien de temps il va rester ? »

Question intéressante. « Eh bien… au moins jusqu’à la fin de tous ces problèmes à Blind Lake. Et peut-être encore après. » Peut-être. Elle n’en avait pas discuté avec lui. Si elle le questionnait sur ses plans à long terme, n’aurait-elle pas l’air présomptueuse ou en manque ? La réponse lui plairait-elle ? Et dans de telles circonstances, comment quiconque pouvait-il avoir des plans à long terme ?

Leur relation lui semblait plutôt solide. Était-elle tombée amoureuse de Chris Carmody ? Elle le pensait, mais le mot l’effrayait, elle avait peur de le dire et presque aussi peur de l’entendre. L’amour était un phénomène naturel, souvent faux ou passager. Comme une période chaude en octobre, cela pouvait se terminer n’importe quand.

« Tess ? Je peux te poser une question ? »

La fillette haussa les épaules. Elle se berçait doucement contre le dossier de sa chaise.

« Pendant la conférence, tu as dit : Tu ne peux pas la tuer. De qui parlais-tu ?

— Tu sais bien.

— De la Fille-Miroir ?

— Faut croire.

— Je ne pense pas que papa parlait de la Fille-Miroir. Il parlait des processeurs, là-bas, à l’Œil.

— Même chose, répliqua Tess avec une gêne visible.

— Même chose ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Je ne sais pas comment l’expliquer. Mais c’est là qu’elle vit en réalité. Tout ça, c’est du pareil au même. »

L’insistance de Marguerite pour obtenir des détails ne suscitant aucune réaction, elle finit par laisser Tess battre en retraite sur le canapé. C’était tout de même une nouveauté, cette idée que la Fille-Miroir vivait dans l’Œil. Cela avait peut-être une signification, mais que Marguerite ne parvenait pas à déchiffrer. Était-ce pour cette raison que Tess s’était rendue en douce à l’Allée, la semaine précédente ? Pour pister la Fille-Miroir jusqu’à son repaire ?

Quand toute cette folie se terminera, se promit Marguerite, je l’emmènerai quelque part loin d’ici. Dans un endroit différent. Sec et chaud. Marguerite avait souvent pensé aller visiter le Sud-Ouest désertique – l’Utah, l’Arizona, le parc de Canyonlands, les Four Corners[7] – mais Ray avait toujours mis son veto. Peut-être y emmènerait-elle Tess en vacances. Un pays sec, mais qui ressemblait peut-être un peu trop à l’UMa47/E du Sujet. La recherche du salut dans des endroits vides.

 

Chris appela Élaine. Le serveur du bureau de Marguerite capta le canal audio qu’il relaya sur les transducteurs muraux, une connexion si propre que Chris entendit le bruit de la tempête derrière la voix d’Élaine. « Tu es à côté d’une fenêtre ? lui demanda-t-il. On dirait qu’il y a des chiens qui hurlent. »

Élaine couchait dans un petit appartement de service laissé vide par un technicien de maintenance parti à Fargo subir une lithotritie la veille du blocus. Un deux pièces au rez-de-chaussée dont les fenêtres donnaient sur les poubelles à l’arrière du Sawyer’s. « Je n’ai pas beaucoup de place pour bouger, ici… C’est mieux ?

— Un peu.

— On avait bien besoin en ce moment d’une autre de ces foutues tempêtes au pays des vaches. Bon, tu as lu les documents ? Qu’est-ce que tu en retires ? »

Chris pesa sa réponse.

Les documents étaient exactement ce qu’avait soupçonné Sue Sampel : des messages textuels qui traînaient dans les serveurs des maîtres de recherche partis à Cancun pour la conférence annuelle. Ils contenaient des nouvelles soigneusement tenues secrètes mais qui auraient été rendues publiques a la conférence : la découverte d’une structure artificielle à la surface de HR8832/B.

La structure ressemblait à une demi-sphère hérissée de pointes, avec des bras radiaux. Une note en comparaît la forme à celle d’un adénovirus géant ou d’une molécule de C60 Chris résuma ce qu’il avait lu : « Apparemment, elle exprime un principe mathématique appelé fonction énergie qui peut être écrit comme une expression du volume dans un espace de dimensions plus nombreuses… mais un icosaèdre aussi, donc ça ne prouve rien. S’il s’agit vraiment d’un artefact, ses constructeurs semblent avoir disparu. Un des messages affirme que l’intérieur de la structure est d’une difficulté unique à imaginer, quoi que cela puisse signifier…

— Et cetera, dit Élaine. Beaucoup de blabla scientifique curieux, mais dis-moi une chose : y vois-tu le moindre début de menace ? Quoi que ce soit expliquant ce qu’on a lu dans ce fragment de magazine ?

— Il doit y avoir un lien.

— Bien entendu, mais pense à ce que Ray disait dans sa conférence. Il affirmait détenir la preuve que les processeurs O/BEC de Crossbank étaient devenus physiquement dangereux.

— On pourrait en tirer cette conclusion.

— J’emmerde les conclusions qu’on pourrait en tirer : vois-tu la moindre preuve de cela ?

— Pas dans ces papiers, non.

— Tu crois que Ray dispose de preuves dont nous ne savons rien ?

— Possible. Mais Sue ne le pense pas, et elle a approché Ray de très près.

— C’est vrai. Tu sais quoi, Chris ? À mon avis, Ray n’a pas la moindre preuve. Juste une hypothèse. Et quelque chose qui le démange un max.

— Tu penses qu’il veut arrêter l’Œil et qu’il se sert de cette hypothèse comme excuse ?

— Exactement.

— Mais l’Œil pourrait bien être une menace. Le fait que Ray manque d’objectivité ne signifie pas qu’il a tort.

— S’il n’a pas tort, il est au moins irresponsable. Il n’y a rien dans ces documents qu’il ne pouvait pas partager avec le reste d’entre nous.

— Ray n’aime pas partager. Cela figurait sans doute dans son dossier au jardin d’enfants. Qu’est-ce que tu proposes qu’on fasse ?

— Qu’on rende tout cela public.

— De quelle manière ?

— En transmettant ces documents à tous les serveurs domestiques de Blind Lake. J’aimerais aussi y joindre un petit résumé, comme une lettre explicative, disant que nous avons obtenu les documents d’une source protégée et que leur contenu est important mais peu probant.

— Comme ça, Ray ne pourra pas agir seul de son côté. Il sera obligé de tout expliquer…

— Et peut-être de nous consulter un peu avant de débrancher la prise.

— Sue pourrait avoir des ennuis.

— Elle a bon cœur, Chris, mais j’aurais aussi tendance à penser qu’elle en a déjà, des ennuis. Des gros. Même si Ray ne peut rien prouver, il n’est pas idiot.

— Cela pourrait nous causer des ennuis.

— Qu’est-ce que tu appelles des ennuis ? Rester indéfiniment enfermés dans une installation fédérale dirigée par un cinglé, ça ressemble à des ennuis quoi qu’on fasse d’autre. Mais si tu préfères, je ne fais pas figurer ton nom dans les documents que je transmettrai.

— Non, sers-t’en, dit Chris. Mais n’implique pas Marguerite.

— Aucun problème. Mais si tu penses à la réaction de Ray, j’insiste, ce n’est pas un imbécile, gardez vos portes fermées à clé.

— C’est déjà fait. À double tour.

— Bien. Maintenant, préparez-vous pour une tempête de merde par rapport à laquelle ce blizzard ressemblera à une averse d’été. »

 

Au dîner, Tess mangea à peine et parla peu, même si le rituel sembla lui procurer un certain réconfort. Ou peut-être, se dit Marguerite, appréciait-elle juste d’avoir Chris près d’elle. Chris était un homme à la fois grand et doux, mélange grisant pour une petite fille nerveuse. Ou même une femme nerveuse.

Après le repas, Tess emporta un livre dans sa chambre. Marguerite prépara du café pendant que Chris l’informait du contenu des documents volés. Un grand nombre d’entre eux avaient été rédigés par Bo Xiang. Marguerite le connaissait pour avoir travaillé avec lui à Crossbank, et il n’était pas du genre à s’exciter sans une bonne raison.

On n’avait jamais trouvé le moindre indice d’une civilisation technologique sur HR8832/B. La structure doit être d’un âge incommensurable, se dit-elle. HR8832/B avait connu un certain nombre d’importantes glaciations planétaires : la structure devait être antérieure à au moins l’une d’elles. La ressemblance avec les flotteurs coralliens équatoriaux suggérait quelque chose, mais quoi ?

On ne pouvait répondre à ces questions, du moins pour le moment. De plus, Chris et Élaine avaient raison : rien de tout cela ne prouvait l’existence d’une menace.

La tempête secouait la fenêtre de la cuisine pendant qu’ils discutaient. On peut obtenir des images de mondes en orbite autour d’une autre étoile, se dit Marguerite, pourquoi ne peut-on pas empêcher une fenêtre de trembler dans le mauvais temps : Il régnait à l’extérieur une obscurité épaisse et impressionnante. Les lampadaires urbains semblaient des balises voilées, des torches dans le lointain. Autrefois, les journaux auraient mentionné un temps de ce genre : “Une tempête d’hiver bloque les autoroutes dans l’Ouest. Aéroports fermés, voyageurs coincés…”

Tess se couchait en général vers 22 heures, 23 heures le week-end, mais il était 21 heures lorsqu’elle vint dans la cuisine leur annoncer : « Je suis fatiguée.

— La journée a été longue, reconnut Marguerite. Je te fais couler un bain ?

— Je prendrai une douche demain matin. Je suis juste fatiguée.

— Monte te changer, alors. Je viendrai te border. » Tess hésita.

« Qu’est-ce qu’il y a, chérie ?

— Je pensais que Chris voudrait peut-être me raconter une histoire. » Elle baissa la tête comme pour dire : C’est les bébés qui demandent ça, mais je m’en fiche.

« Avec plaisir », répondit spontanément Chris.

Difficile de ne pas aimer cet homme-là, songea Marguerite.

 

« Quel genre d’histoire te ferait envie ? » s’enquit Chris, assis au bord du lit de Tess. Il pensait déjà connaître la réponse :

« Une histoire de Porry.

— Promis, Tess, je crois t’avoir raconté toutes les histoires de Porry qu’il y avait à raconter.

— Tu n’es pas obligé d’en raconter une nouvelle.

— Tu as une préférence ?

— L’histoire des têtards », répondit-elle aussitôt.

La fenêtre de la chambre était toujours plus ou moins bien bouchée par des planches. L’air froid entrait par les fentes, s’infiltrait sous les panneaux radiants électriques puis traversait le plancher en cherchant les endroits les plus profonds de la maison, Tess avait remonté ses couvertures jusqu’au menton.

« C’était en Californie, dit Chris. On y a grandi dans une petite maison avec un avocatier dans le jardin. Au bout de la rue, il y avait un égout pluvial, comme un grand lit de rivière mais en béton, avec un grillage pour empêcher les gamins du coin d’y aller.

— Mais vous y alliez quand même.

— C’est toi ou moi qui raconte l’histoire ?

— Désolée. » Elle tira les couvertures par-dessus sa bouche.

« On y allait quand même, moi comme tous les autres gamins du quartier. Il y avait un endroit du grillage où on pouvait passer dessous. En faisant attention, on arrivait à descendre les parois abruptes de l’égout, et au printemps, quand il n’y avait pas beaucoup d’eau, on y trouvait des têtards dans des flaques.

— Les têtards, ce sont bien des bébés grenouilles ?

— Oui, mais qui ne ressemblent pas du tout à des grenouilles. On dirait plutôt de petits poissons noirs avec une longue queue toute mince et pas la moindre nageoire. Les bons jours, on pouvait en attraper des centaines rien qu’en plongeant le seau. Tous les adultes nous disaient de ne pas jouer près de l’égout, que c’était dangereux. Ils avaient raison, on n’aurait vraiment pas dû aller là-bas, mais on y allait quand même. Tous. Sauf Porry. Elle voulait venir, mais je ne la laissais pas faire.

— Parce que tu étais son grand frère et qu’elle était trop jeune.

— On était tous trop jeunes. Porry devait avoir six ou sept ans, et donc, moi, onze ou douze. Mais j’étais assez grand pour savoir qu’elle pourrait s’attirer des ennuis, je la faisais toujours attendre près du grillage, même si elle détestait cela. Un jour, j’étais descendu dans l’égout avec deux copains, on a dû fouiller un peu trop longtemps dans la boue : quand je suis remonté, Porry était fatiguée et frustrée, elle pleurait presque. Elle n’a pas voulu me parler pendant qu’on rentrait chez nous.

« C’était le printemps, une saison à laquelle, certaines années, il se met parfois à pleuvoir à torrents, en Californie du Sud. Eh bien, la pluie s’est mise à tomber plus tard dans la journée. Et pas une petite pluie. Des gouttes aussi grosses que des assiettes, comme disait ma maman. Après le dîner, j’ai fait mes devoirs et Porry est allée jouer dans sa chambre. Du moins, c’est ce qu’elle avait prétendu. À peu près une heure plus tard, ma mère l’a appelée, Porry n’a pas répondu, et on la cherchée dans toute la maison sans la trouver.

— Vous ne pouviez pas demander au serveur domestique ?

— Les maisons n’étaient pas aussi intelligentes, à l’époque.

— Alors tu es sorti la chercher.

— Ouaip. Je n’aurais sans doute pas dû faire ça non plus, mais mon papa s’apprêtait à appeler la police… et j’avais l’impression de savoir où elle était partie.

— Tu aurais dû en parler à tes parents, d’abord.

— J’aurais dû, mais je ne voulais pas leur dire que je savais descendre dans l’égout pluvial. Mais tu as raison : il aurait été plus courageux de leur dire.

— Tu n’avais que onze ans.

— Je n’avais que onze ans et je ne faisais pas toujours ce qu’il y avait de plus courageux, alors je suis sorti en douce de la maison, j’ai couru sous la pluie jusqu’au passage sous le grillage, et une fois de l’autre côté, j’ai commencé à chercher Porry.

— Je trouve que c’était courageux. Tu l’as trouvée ?

— Tu sais comment ça finit.

— Je fais semblant de ne pas savoir.

— Porry avait emporté un seau et était descendue chercher ses propres têtards. Elle avait remonté la moitié de la pente quand elle s’est mise à avoir peur. Le genre de peur qui vous empêche de continuer comme de rebrousser chemin, et du coup on ne bouge plus. Elle restait accroupie là, à pleurer, au-dessus de l’eau qui coulait fort et montait vite. Quelques minutes de plus, et Porry aurait été emportée.

— Mais tu l’as sauvée.

— Eh bien, je suis descendu, je l’ai prise par le bras et je l’ai aidée à remonter. Ça glissait pas mal, sous la pluie. On arrivait au grillage quand elle a dit : Mes têtards ! Il a fallu que je reparte chercher son seau. Ensuite on est rentrés à la maison.

— Et tu ne l’as pas dénoncée.

— J’ai dit que je l’avais trouvée en train de jouer dans la cour des voisins. On a caché le seau dans le garage…

— Et vous l’avez oublié !

— On l’a oublié, mais les têtards ont fait leur boulot de têtards : ils ont commencé à se transformer en grenouilles. En ouvrant le garage, quelques jours plus tard, mon père a trouvé le sol couvert de ces petites grenouilles vertes qui lui sautaient sur les jambes et partout sur la voiture. Une avalanche de grenouilles. Il a crié, ce qui nous a tous fait sortir en courant de la maison, et Porry s’est mise à rire…

— Mais elle n’a pas voulu dire pourquoi.

— Non, elle n’a pas voulu dire pourquoi.

— Et tu n’avais jamais raconté cela.

— Jamais, à personne. Jusqu’à maintenant. »

Tess eut un sourire de satisfaction. « Ouais. Les grenouilles allaient bien ?

— Pour la plupart. Elles ont colonisé tous les jardins et toutes les haies de la rue. On a eu un été bruyant, cette année-là, avec tous ces coassements.

— Oui. » Tess ferma les yeux. « Merci, Chris.

— Pas besoin de me remercier. Tu crois que tu vas arriver à dormir ?

— Ouais.

— J’espère que le bruit du vent ne t’en empêchera pas.

— Ça pourrait être pire, dit Tess avec son premier sourire de la journée. Ça pourrait être des grenouilles. »

 

Marguerite écouta le début de l’histoire depuis le seuil avant de se replier dans son bureau, où elle alluma l’écran mural. Pas pour travailler. Juste pour regarder.

Le crépuscule approchait sur la petite portion d’UMa47/E occupée par le Sujet. Celui-ci traversait un modeste canyon parallèle au soleil couchant. Peut-être cela venait-il de la lumière rasante, mais Marguerite lui trouva l’air particulièrement souffrant. Il cherchait de la nourriture depuis longtemps, maintenant, et survivait grâce à la substance moussue qui poussait partout où on trouvait de l’eau et de l’ombre. Marguerite soupçonnait cette mousse d’être peu nutritive, peut-être même insuffisante pour subvenir aux besoins du Sujet. Celui-ci avait la peau craquelée et ratatinée. Pas besoin d’être physicien pour résoudre cette équation : le Sujet consommait plus de calories qu’il n’en absorbait.

Quelques étoiles apparurent dans le ciel de plus en plus sombre. La plus brillante n’était pas une étoile mais une planète : l’une des deux géantes gazeuses du système, UMa47/A, presque trois fois plus grosse que Jupiter et assez pour montrer un disque perceptible au premier abord. Le Sujet s’immobilisa et tourna la tête d’un côté et de l’autre. Peut-être pour s’orienter, voire pratiquer une espèce de navigation aux étoiles.

Elle entendit Chris fermer la porte de la chambre de Tessa. Il passa la tête dans le bureau : « Je peux me joindre à toi ?

— Prends une chaise. Je ne travaille pas vraiment.

— La nuit tombe, constata-t-il avec un geste en direction de l’écran.

— Il va bientôt dormir. Je sais que ça a l’air idiot, Chris, mais je m’inquiète pour lui. Il est loin de… eh bien, de tout. Personne ne semble vivre là, pas même les parasites qui se nourrissent de lui la nuit.

— Cela ne vaut-il pas mieux ?

— Mais techniquement, ce ne sont sans doute pas des parasites du tout. Il doit s’agir d’une symbiose bienveillante, sinon il n’y en aurait pas plein les villes.

— New York est plein de rats. Cela ne veut pas dire qu’on veut d’eux.

— La question reste ouverte. Mais de toute évidence, il ne va pas bien.

— Il n’atteindra peut-être pas Damas.

— Damas ?

— Il me fait tout le temps penser à saint Paul sur le chemin de Damas, En train d’attendre une vision.

— On ne saura jamais s’il l’a eue, j’imagine. J’espérais quelque chose de plus tangible.

— Eh bien, je ne suis pas expert en la matière.

— Personne n’est expert en la matière. » Elle détourna les yeux de l’affichage. « Merci d’avoir aidé Tess à se coucher. J’espère que tu n’en as pas marre de lui raconter des histoires.

— Pas du tout.

— Elle aime tes… comment elle appelle ça ? les histoires de Porry. En fait, je suis un peu jalouse. Tu ne parles pas beaucoup de ta famille.

— Tessa est un public facile.

— Pas moi ? »

Il sourit. « Tu n’as pas onze ans.

— Tess t’a-t-elle jamais demandé ce qu’il était arrivé à Portia une fois adulte ?

— Non, et tant mieux.

— Comment est-elle morte ? » demanda Marguerite. Elle se reprit : « Désolée, Chris. Je suis sûre que tu n’as pas envie d’en parler. Cela ne me regarde pas, vraiment. »

Il garda un moment le silence. Mon Dieu, pensa-t-elle, je l’ai blessé.

Puis il raconta : « Portia a toujours été un peu plus têtue qu’intelligente. Elle n’a jamais eu de facilités à l’école. Elle a très vite arrêté ses études universitaires et s’est liée avec une bande, des toxicos à temps partiel…

— La drogue, dit Marguerite.

— Ce n’était pas juste la drogue. Elle n’avait pas de problèmes avec la drogue, parce que cela ne l’avait jamais vraiment attirée, j’imagine. Mais elle manquait de discernement sur le caractère des gens. Elle a emménagé dans la caravane d’un type près de Seattle et n’a plus donné de nouvelles pendant un temps. Elle disait l’aimer, mais ne voulait même pas qu’on lui parle au téléphone.

— Mauvais signe.

— C’est arrivé juste après la sortie de mon livre sur Galliano. Je passais par Seattle en tournée de promotion, alors j’ai appelé Porry et on a convenu d’un rendez-vous. Pas là où elle vivait, elle a refusé net. Il tallait que ce soit quelque part en ville. Et elle toute seule, sans son copain. Elle semblait un peu réticente à me voir, mais elle a donné le nom d’un restaurant et on s’est retrouvés là-bas. Elle est arrivée dans de vilaines fringues et avec de grosses lunettes de soleil. Le genre qu’on porte pour cacher un bleu ou un œil au beurre noir.

— Oh non…

— Elle a fini par admettre que tout n’allait pas pour le mieux entre son copain et elle. Elle venait de décrocher un boulot et mettait de l’argent de côté pour avoir un endroit à elle. Elle m’a dit de ne pas m’inquiéter pour elle, qu’elle s’en sortait.

— Le type la battait ?

— Manifestement. Elle m’a supplié de ne pas m’en mêler. D’éviter mes conneries de grand frère, comme elle a dit. Mais je sauvais le monde de la corruption. Si je pouvais exposer Ted Galliano à un droit de regard public, pourquoi devrais-je supporter ce genre de choses de la part d’un cow-boy de caravane ? Alors j’ai récupéré l’adresse de Portia dans l’annuaire et j’y suis allé pendant qu’elle était au travail. Le type était chez lui, bien entendu. Il n’avait vraiment pas l’air dangereux. Il mesurait 1,75m, avec une rose tatouée sur son bras droit tout maigre. On aurait dit qu’il avait passé la journée à descendre un pack de bières en graissant un moteur. Il s’est montré agressif, mais je l’ai juste plaqué contre la caravane avec mon avant-bras sous son menton en lui disant que s’il touchait à nouveau à Portia, il aurait affaire à moi. Il s’est confondu en excuses. Il a même commencé à pleurer. Il a dit qu’il ne pouvait pas s’en empêcher, que c’était la faute à la bouteille, hé mon pote, tu sais ce que c’est. Il a dit qu’il allait se maîtriser. Et je suis parti en pensant avoir fait le bien. En quittant la ville, je me suis arrêté dans les bureaux où Porry bossait pour lui laisser un chèque, de quoi l’aider à prendre son indépendance. Deux jours après, j’ai reçu un appel d’un service d’urgences de Seattle. Elle avait été méchamment tabassée et souffrait d’une hémorragie cérébrale. Elle est morte ce soir-là. Son copain a brûlé la caravane et a quitté la ville sur une moto volée. Pour autant que je le sache, la police est toujours à sa recherche.

— Mon Dieu, Chris… Je suis vraiment désolée !

— Non. C’est moi qui suis désolé. Ce n’est pas une histoire qui convient à une nuit de tempête. » Il lui toucha la main. « Elle n’a même pas de morale, à part tout le monde peut avoir des emmerdes. Mais si j’ai semblé un peu réticent à me placer entre Ray et toi…

— Je comprends. Et je te suis très reconnaissante de ton aide. Mais, Chris, tu sais quoi ? Je peux m’occuper de Ray. Avec ou sans toi. Je préférerais avec, mais… tu comprends ?

— Tu es en train de me dire que tu n’es pas Portia. »

La seule source de lumière de la pièce provenait du crépuscule rougeoyant sur UMa47/E. Le Sujet s’était allongé pour la nuit. Au-dessus des parois du canyon, les étoiles brillaient en constellations auxquelles personne n’avait donné de nom. Personne sur Terre, en tout cas.

« Je suis en train de te dire que je ne suis pas Portia. Et je te propose une tasse de thé. Ça te dit ? »

Elle lui prit la main et l’emmena dans la cuisine, où la fenêtre était blanche de neige et où la bouilloire chantait un contrepoint au bruit du vent.

 

Blind Lake
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